Après la secte (2002), Yann Reuzeau poursuit son exploration des frontières de l’espace social en choisissant, cette fois-ci, la prostitution. Ici pas question de souteneurs, de traite de blanches ou de mafias ; l’auteur dresse le portrait de deux femmes qui ont choisi de devenir prostituées comme auto-entrepreneures en racolant sur le net. Marion fait des passes à domicile pour financer ses études de médecine, Sonia, plus expérimentée, est une call-girl qui revendique son choix et s’oppose, avec son amie, aux dénonciations simplistes d’exploitation sexuelle. Les hommes que les deux femmes rencontrent vivent leur sexualité dans un registre pluriel : timidité maladive, tendresse, amour, indifférence ou violence extrême. L’auteur aime les rebondissements et les contrepieds, la véritable victime de la domination masculine n’est pas une prostituée mais la sœur de Sonia, Charlotte, qui accepte d’être hébergée par un homme qui lui transmettra le sida. D’un côté une relation marchande assumée entre « deux débutantes » et leurs clients, de l’autre une relation « donnant-donnant » que les féministes qualifieraient de « dette de sexe », celle que doit rembourser Charlotte en acceptant d’abandonner son corps aux fantasmes de Thierry pour avoir un toit chaque soir. Yann Reuzeau invite, ici, les spectateurs à s’interroger sur les frontières réelles de la prostitution. Mais les femmes ne sont pas que des victimes, elles peuvent aussi se transformer en bourreau, Charlotte n’hésitera pas à contaminer volontairement un client de Sonia, violent et raciste.
La mise en scène est précise, les dialogues sont courts et ciselés. L’auteur signe une pièce à intrigues qui se jouent autour de Marion. Scène après scène, la folie grandit et se transforme en tempête verbale ou corporelle qui dévoile les fragilités, les failles et les contradictions de chaque personnage. Une conclusion s’impose : il n’existe ni princesse ni prince charmant ; l’amour ne peut vivre qu’entre égaux.
Les rapports hommes-femmes sont envisagés comme une transaction marchande ou affective qui se déroule dans le cadre d’un rapport de classes. Le metteur en scène développe une approche intersectionnelle qui entrecroise, pour mieux les décortiquer, les différentes formes de domination : de classes, de sexes ou de races. Yann Reuzeau ne s'adresse pas à des militants, il cherche seulement à réveiller le citoyen qui sommeille, parfois, dans chaque spectateur du monde.
La secte suivi Des débutantes, Yann Reuzeau, Actes Sud Papiers, 2012. La pièce a été créée en 2006.
Extraits
CHARLOTTE. Oui, ça ! J'ai voulu dire non, une fois, mais il voyait pas où je voulais en venir... (Les deux autres sont prêtes à se révolter). Mais il est gentil... Je suis pas obligée, mais... bon, je suis chez lui...
SONIA. Tu penses que je devrais arrêter ? Tout le monde suppute que je cherche, naturellement, à arrêter. Personne n'imagine que j'aime bien mon boulot, et que j'ai pas spécialement envie de...